lundi 14 mars 2016

La Méprise

Quelle est la plus grande crainte d'un enfant?

Ce n'est ni le monstre terré sous son lit, ni l'obscurité troublante dans sa chambre, ni même l'infâme bouillie verte  du jeudi à la cantine. Sa plus grande crainte, qui le poursuivra jusqu'à l'âge adulte, c'est l'abandon.

Je me souviens avoir longtemps été convaincue que j'avais été adoptée. Ma mère me montrait alors l'unique polaroid de son séjour à la maternité, une toute jeune fille brune aux cheveux courts, fatiguée, tenant une chose emmaillotée dans ses bras. Unique, car mon père avait oublié de mettre une pellicule dans son appareil photo. Ce seul cliché nous venait donc d'une autre personne, extérieure à notre foyer. Je n'ai jamais avalé cette histoire ubuesque, qui constituait au contraire la preuve que j'avais été trompée.

Plus tard, j'ai élaboré un scénario encore plus fantastique : c'était bien ma mère et moi que l'on voyait sur le cliché. Mais ma mère avait été enlevée, remplacée par une autre qui portait un masque très perfectionné, épousant tous les traits de son visage. Assise sur ses genoux, je passais mon temps à lui pincer la peau pour révéler la supercherie. Je crois que j'avais trop regardé les films de Fantômas à la télévision.

J'avais aussi tendance à suivre n'importe quelle femme, lorsque ma mère m'emmenait faire des courses. Je lâchais sa main, ou bien le caddie, sans même m'en apercevoir. Et puis je détectais une silhouette rassurante, confortable, et je la prenais pour ma mère. Lorsque je m'apercevais de ma méprise, je n'avais jamais peur. Si mon esprit avait choisi cette personne pour continuer mon chemin, elle était forcément bonne. J'aimais ma mère, je ne voulais pas la perdre, mais j'avais une foi à peine croyable en la bonté de l'humanité - surtout des femmes.

Il arrive que mon tout-petit lui aussi se trompe de mère. Captivé par le jeu d'autres enfants, ou par la parade amoureuse des pigeons, il agrippe une jambe sans la regarder. Je l'observe alors, sans rien dire, et j'espère que l'autre - la mère de mon fils par interim - ne dise rien encore. Une ou deux secondes suffisent, est-ce le tissu du jean, plus épais ou plus doux, est-ce l'épaisseur de la jambe, est-ce l'odeur de la lessive? J'aime à croire que c'est sa façon de caresser sa tête, avec le bout des doigts, quand ma main vient se poser toute entière, la paume arrondie et les doigts pris dans ses boucles.

Il ne pleure pas. Il regarde l'autre avec un sourire sincère, elle qui l'a accepté pendant un instant, qui ne l'a pas repoussé. Il s'éloigne à reculons, et quand il me voit enfin, cette seconde où il me reconnaît, de tout son tout petit être, je sens qu'il me voit comme pour la première fois.